“Mais t’es pas suisse?” Tribune de Juan Escribano

Mais t’es pas suisse ?

Voilà l’épineuse question à laquelle je m’efforce de répondre au moins une fois tous les 6 mois. Je suis né suisse et le suis resté 2 mois ! Vous allez certainement vous demander comment cela peut-il être possible ?

C’est très simple. Mes parents se sont mariés deux mois après ma naissance et comme mon père, jeune immigré fraîchement arrivé en Suisse, détenait le passeport ibère (espagnol) et bien je l’ai tout simplement hérité. Ce n’est pas une question de choix mais à l’époque c’était la loi ! Donc j’ai en quelque sorte perdu ma nationalité suisse pour devenir un étranger en possession d’un permis C. Un étranger comme les autres… « expulsable… ». Certains s’amusent à dire que j’ai été un Suisse à l’essai !
Mon père, qui, après plus de 40 ans, a quitté ce pays qui lui a tant donné pour retrouver le sien, qui a tant changé. Il se remémore souvent cette triste période qu’il a vécu durant les années Schwarzenbach. D’ailleurs, il me raconte souvent ce jour où il s’est rendu à la police des habitants avec ma mère pour annoncer qu’ils venaient de se marier.  Le fonctionnaire indélicat osa interpeler son collègue par ses propos, je cite:
„Encore un étranger qui a marié une suissesse pour rester ici!“
Mon épineux dilemme et vous le comprendrez, c’est que dans mes veines coule un subtile mélange de sang aux couleurs de la bannière helvétique comme celle qui flotte fièrement sur la colline du « Rütli » (Non pas Grütli !) et de sang issu d’un pays où je n’ai jamais vécu, un pays qui a également connu de sombres périodes dans son histoire, mais que j’aime par-dessus tout, autant que celui qui m’a vu naître.
Soyons plus sérieux et revenons à ce que les citoyennes et citoyens suisses feront de leur Etat de droit le 28 février 2016 prochain. Ils seront appelés à se prononcer sur quatre objets tous aussi importants les uns que les autres me direz-vous… Mais  celui qui demande à ce qu’on expulse les criminels étrangers est d’une singularité effrayante et par conséquent mérite une attention particulière. Laissez-moi vous citer Federico Garcia Lorca,  un poète espagnol assassiné par un régime totalitaire qui laissa des cicatrices encore bien visibles de nos jours dans ce pays que je connais à peine :
,,Se taire et brûler de l’intérieur est la plus grande punition que nous puissions nous infliger.’’
Ce dernier dimanche de février, je n’aurai malheureusement pas le droit de m’exprimer sur le plan fédéral mais uniquement sur le plan cantonal pour un objet également très important. Soit l’autonomisation d’un service public de l’Etat, bref. Je ne remercierai jamais assez le canton du Jura pour m’avoir octroyé le droit de cité, ce qui me permet d’exercer pleinement mes droits de citoyen jurassien. Mais je demande aux suissesses et suisses de se révolter contre cette propagande abusive, de se soulever face à cette haine aveugle et gratuite de l’étranger en glissant un « non » colérique dans les urnes !

Non au démantèlement de la démocratie et à l’Etat de droit, Non au bafouement des droits de l’homme et de l’enfant. Non à la destruction des valeurs sociales de notre pays !

Ella Wheeler Wilcox disait, je cite :« C’est en pêchant par le silence, alors qu’ils devraient protester, que les hommes deviennent des lâches. »
Ce dont je suis certain, c’est qu’au soir du 28 février 2016, il y aura des vainqueurs et des vaincus, des gens heureux et des gens malheureux. Moi (permettez-moi un instant d’être égocentrique), j’aimerai être heureux. Heureux de ne pas risquer l’expulsion pour m’être défendu dans une bagarre à la sortie d’une séance de cinéma et moins de 10 ans après, d’avoir ignoré une limitation qui me conduirait à une peine pécuniaire et donc à l’expulsion automatique…
Non ! Je souhaite également être heureux pour la démocratie et l’Etat de droit, heureux pour un pays où le peuple reste souverain mais dont le droit et la justice font preuve de proportionnalité. Heureux pour un pays qui me donne du travail, un pays qui permet à mes enfants d’aller à l’école, un pays qui accueille l’étranger et non qui le refoule, un pays qui a vu ses routes, ses ponts, ses tunnels construits par une main d’œuvre étrangère.
Collez donc vos oreilles contre la voûte d’un tunnel ou sur le pilier d’un pont et vous y entendrez peut-être des mots qui vous seront inconnus et que seul un dictionnaire d’italien, d’espagnol ou encore de portugais vous aidera à comprendre !
Par mégarde si mes semblable devaient subir une telle injustice hélas légale, imaginez la situation dans laquelle ils plongeraient leur famille, à savoir : Vendre et quitter leur maison, s’éloigner de leur famille et amis, retirer leur enfants de leur école pour les scolariser dans un pays où il ne parle pas la langue, interrompre subitement leur activités sociales, culturelles et professionnelles et par conséquent perdre leur salaire respectif et les investissements à long terme qu’ils ont réalisés.
Cette situation nous conduirait à produire une nouvelle sorte de réfugiés, non pas des réfugiés politiques mais des réfugiés d’une politique de l’intolérance et de l’absence totale de droit !
A l’instant où j’écris ce texte, les premiers sondages nous indiquent que la lutte sera difficile et le sort incertain. Mais si le pire devait arriver, la vie des immigrés de ce pays sera alors inconsciemment dirigée par une peur de faire une faute banale qui serait sanctionnée pénalement sans forcément avoir eu des conséquences sur la vie d’autrui hormis la leur et celle de leur famille. Devront-ils vendre leur voiture par peur de rouler au km/h de trop ? Devront-ils éviter de se rendre en famille dans des endroits qui peuvent les conduire à se défendre en cas de danger ?
La question que je me pose réellement est plus profonde : Est-ce la Suisse qui m’a vu naître et grandir ? Je terminerai par ce petit mot que j’ai pour ce grand pays.
« Toi, berceau de la démocratie et de la grande diplomatie. 
Toi qui es née par le biais de nombreuses luttes et par le dialogue. 
Toi qui par ta diversité religieuse, culturelle et linguistique a survécu à tous les conflits. 
Toi qui par ta générosité a accueilli les plus démunis pour leur donner un abri et un repas chaud. 
Toi, qui par tes plaines et tes montagnes, tes lacs et tes rivières, tes forêts et tes prairies, a su bâtir ton succès et ta célébrité. 
Toi, pays qui m’a vu naître et grandir, ne succombe pas à la peur et la haine mais souviens-toi de tes fières traditions, de tes racines, de ceux qui par la lutte et le travail t’ont conduit à la prospérité. 
Retourne- toi et contemple le chemin parcouru. 
Toi, la Suisse, n’oublie pas tes enfants d’ici et d’ailleurs! »
Juan Escribano Schittli, né en Suisse fils d’immigré et peut-être futur expulsable…
Courrendlin, 4 février 2016

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