Dans un livre intitulé « Théories de la Puissance » et publié en 2018 aux éditions CNRS à Paris, Fabrice Argounès définit de puissance un état disposant des moyens lui permettant d’exercer une influence sur le monde qui l’entoure. Et il qualifie la Suisse de puissance…
Non une puissance comme on l’entend habituellement, reposant sur les critères habituels de la population, de la richesse économique, de la force industrielle et technologique, et surtout de la capacité militaire, mais une puissance qu’il qualifie de moyenne, c’est-à-dire « un Etat qui ne dispose pas des atouts comparables à ceux des grandes puissances, mais qui parvient tout de même à exercer une influence internationale significative ». Et cela grâce à une politique étrangère active et créative visant à la promotion de la paix, à la protection de l’environnement, à la non-prolifération des armes de destruction, à l’aide au développement et tout particulièrement à l’aide humanitaire.
Reconnu comme un Etat neutre par les grandes puissances de l’époque lors du congrès de Vienne en 1815, patrie du fondateur de la Croix-Rouge, Henri Dunant, actif de longue date dans sa politique dite de « bons offices » reposant sur la représentation diplomatique de pays en guerre, un engagement de médiateur reconnu et l’organisation de conférences internationales, notre pays s’est taillé au fil du temps la solide réputation d’un Etat symbolisant la coexistence pacifique. Et tout naturellement Genève est devenue un haut lieu de la diplomatie internationale et accueille la plupart des grandes institutions internationales, telle l’ONU.
Je viens de parler de crédibilité, et il est primordial pour notre pays de conserver aux yeux du monde un respect sans tache et arrière-pensée. Comme le dit Fabrice Argounès cette crédibilité est essentielle, car « les initiatives apparaissent plus acceptables si elles proviennent d’un acteur responsable qui ne poursuit pas ses seuls intérêts ». Car des sujets altèrent notre image à l’international : pensons à notre système bancaire très critiqué à l’époque en rapport avec les fonds juifs en déshérence et l’évasion fiscale, à nos exportations d’armes, dont certaines se retrouvent sur des champs en bataille notamment au Proche-Orient, ou encore au récent scandale de l’affaire Crypto AG, cette entreprise installée à Zoug et spécialisée dans la fabrication de machines de cryptage, sous contrôle de la CIA, et qui durant la guerre froide a livré pendant des années des installations à plus de cent Etats permettant un espionnage organisé par les services secrets américains.
Le 29 novembre prochain nous nous prononcerons sur deux initiatives populaires qui souhaitent renforcer les valeurs morales de notre Etat. Est-il acceptable que des entreprises suisses puissent s’exonérer dans leurs activités à l’étranger, en particulier dans les pays en voie de développement, de leurs responsabilités face aux respects des droits de l’homme, des conditions de vie des populations et des normes environnementales ? Avec à la clé de juteux bénéfices. Est-il admissible que notre pays finance par sa Banque nationale, ses banques ou ses caisses de pension l’industrie d’armement en Suisse et à l’étranger ? Des armes qui vont semer terreur et désolation, tuant ou blessant des civils, et poussant vers la misère et l’exode des victimes innocentes. La Syrie représente un exemple emblématique de ces tragédies. Financer la production d’armes sous prétexte de maintenir des emplois chez nous ou de faire fructifier les placements de nos banques ou des caisses de pension a quelque chose de choquant.
La Suisse dont je suis fière est ailleurs, elle a pris ces dernières années les traits et le discours de notre ancien conseiller fédéral Didier Burkhalter, un homme qui a enrichi notre politique étrangère de quelques belles lettres de noblesse. Ecoutons-le : « Aujourd’hui les besoins humanitaires sont énormes. Pour y répondre … il faut non seulement recourir à l’aide humanitaire, mais aussi la conjuguer à la coopération, au développement, à la promotion de la paix, à la politique migratoire et à la coopération multilatérale ». Alors, chaque fois que notre pays s’engage pour plus de justice et de solidarité, je suis fier de sa puissance : lorsque durant sa présidence de l’OSCE la Suisse s’est attelée sans compter à la recherche d’une solution au conflit dans l’Est de l’Ukraine, lorsque nos ambassadeurs à Tbilissi en Géorgie ou à Téhéran représentent les intérêts de pays en conflit et cherchent l’apaisement, lorsque nos militaires sont engagés au Kosovo pour désamorcer les tensions entre communautés, lorsque la DDC s’engage en Afrique ou ailleurs pour venir en aide à des populations démunies, lorsque la Suisse parvient à maintenir un accès à de l’eau potable dans la région du Dombass en Ukraine en faveur des deux camps en conflit, alors notre pays joue pleinement son rôle de puissance qui s’engage pour la paix et un monde meilleur.
Mais pour conserver ce statut, il faut de la crédibilité. Les deux initiatives qui nous sont soumises aujourd’hui représentent justement une réponse à cette exigence de crédibilité : avec des entreprises responsables des conséquences de leurs actes et une interdiction du financement de la production de matériel de guerre, l’image positive de la Suisse fera un grand pas au sein de la communauté internationale. La Suisse, un exemple de solidarité, d’éthique et d’engagement en faveur de la paix, c’est le pays dont je rêve. Et je ne doute que vous partagiez le même rêve.
Pierre-Alain Fridez, conseiller national
Delémont, le 12 novembre 2020 / pch