A écouter le Conseil fédéral et à la lecture de la brochure électorale en lien avec les votations fédérales du 15 mai prochain, on en viendrait à croire que l’agence Frontex, un corps de gardes-frontière chargé de la protection des frontières de l’espace Schengen, serait blanche comme neige et au-dessus de tous les soupçons et allégations formulés depuis des années contre elle au sujet de son implication, en tous les cas sa bienveillante passivité, dans les dizaines et dizaines milliers de refoulements illégaux de migrants perpétrés chaque année sur terre et sur mer, aux frontières de l’Europe, des chiffres avancés par la commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Mme Mujatovic. J’ai retrouvé ce discours tenu en Suisse dans celui de M. Gerdes, le numéro deux de Frontex lors d’un entretien très récent : des allégations ?, mais pas de preuve … donc, circulez il n’y a rien à voir…
Je me suis rendu en effet à la direction de Frontex à Varsovie le 20 avril dernier, dans le cadre de la réalisation d’un rapport pour l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur ces refoulements massifs dénommés communément pushbacks, très souvent accompagnés de violence, aux frontières de notre continent. Cette rencontre était une première, car l’agence refuse toute publicité et a fait de son manque de transparence une règle.
Mais les choses bougent à Frontex malgré tout le bien que l’on dit de l’agence en Suisse : des enquêtes diligentées par différentes autorités européennes, en particulier le Parlement européen, se multiplient ; 60 millions d’euros ont été récemment retenus sur le budget de Frontex en lien avec les soupçons qui agitent, sur le sujet, le monde politique européen ; le Parlement européen a exigé la création d’un bureau des droits fondamentaux au sein de Frontex : le bureau, totalement indépendant hiérarchiquement, enfin, a débuté ses travaux en 2021 et se constitue progressivement sous la conduite d’un Suédois, Jonas Grimheden, que j’ai eu l’occasion de rencontrer à quelques reprises, et qui souhaite réformer en profondeur la culture de l’agence, avec des règles de sanctions claires et enfin appliquées, et un engagement sans faille de Frontex pour empêcher résolument les renvois illégaux sous toutes leurs formes et le respect des droits fondamentaux aux frontières de l’Europe.
L’arrivée d’un migrant dans un pays, quelle que soit la façon dont il y est entré, n’est, selon le droit international et les normes internationales en matière de droits humains, jamais illégale. Les migrants illégaux, cela n’existe pas, ce qui est illégal, c’est de ne pas donner à ces personnes la possibilité de pouvoir disposer de leur plein droit à déposer une demande d’asile, et d’obtenir durant la procédure qui s’en suit secours et protection. La procédure doit être menée sérieusement avec traduction et soutien juridique et elle vise à déterminer les motivations du requérant et finalement son droit à l’asile ou non. Chaque cas doit être traité individuellement. En cas de refus de la demande, une analyse du risque au retour doit également être pris en compte et on ne peut renvoyer aucune personne dans un pays si l’on n’est pas certain qu’il s’agisse d’un pays tiers sûr. Tous ces principes découlent du respect, notamment, des articles 2 et 3 de la CEDH, la Convention européenne des Droits de l’homme. Ne pas respecter ces règles, procéder à des refoulements de migrants sans procéder au respect du droit élémentaire de chaque personne correspond à une violation des droits humains.
Et Frontex est montré du doigt notamment pour sa gestion des migrations en Méditerranée, en particulier en Grèce et avec la Libye. Migrants arrivés sur des îles grecques, réembarqués de force par les garde-côtes grecques et emmenés au large sur leurs bateaux dont on enlevait le moteur en les laissant dériver vers la Turquie, sous le regard complaisant des agents de Frontex. Coopération scandaleuse avec les garde-côtes libyens pour faire retourner des migrants sur sol africain, tout en sachant le sort qui les attendait… J’ai parcouru l’Europe pour mon rapport, de Lesbos en Pologne (avant la crise ukrainienne) en passant par la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, et partout des histoires de refoulements et de violences à répétition.
A quoi donc sert Frontex face à ce triste constat ? On a plutôt l’impression qu’il s’agit aujourd’hui, et sans doute plus encore demain avec son renforcement programmé, d’une force de sécurité destinée à renforcer et rendre infranchissables les frontières d’une « Europe forteresse ».
Le 29 avril, le patron de Frontex Fabrice Leggeri a été contraint de démissionner pour de multiples raisons, notamment en citant le journal le Monde, « sur fond d’accusations régulières, notamment de la part d’ONG ces dernières années, de pratiques de refoulements illégaux de migrants (dits « pushbacks ») et de complaisance envers les autorités grecques, par exemple, sur des renvois brutaux vers la Turquie ».
L’argument massue du Conseil fédéral pour nous faire accepter de doter Frontex de moyens financiers et humains supplémentaires, c’est qu’en cas de refus, la Suisse quitterait Schengen. Je ne suis surtout pas contre Schengen, dont je pense le plus grand bien. Mais je ne peux accepter que mon pays se rende complice d’atteintes aux droits humains. Lors des débats parlementaires, avec mes camarades, nous avons proposé un marché à Mme Keller Sutter. La condition de notre ralliement au projet était d’accepter l’entrée de 4000 migrants supplémentaires en Suisse, ces enfants mineurs non accompagnées ou ces familles syriennes ou afghanes que j’ai vu croupir dans des camps à Lesbos… La réponse du Conseil fédéral et de la majorité du Parlement a été NON. Alors je dirai NON aujourd’hui à Frontex, tout en étant persuadé que si le NON l’emporte, nous ne sortirons pas de l’Espace Schengen, car cela ne serait surtout pas dans l’intérêt des Européens.
Delémont, le 4 mai 2022 / Pierre-Alain Fridez, Conseiller national