Par Jean-Claude Rennwald, politologue, militant socialiste et syndical
(Tribune parue dans le QJ du 22 juillet 2023)
L’UDC a lancé une initiative visant à limiter la population de la Suisse à 10 millions d’habitants, il y a quelques tensions sur le front de l’asile et le Conseil fédéral vient d’adopter les paramètres du mandat de négociation avec l’Union européenne (UE). On peut dès lors supposer que la question de l’immigration et la politique européenne s’inviteront dans la campagne des élections fédérales du 22 octobre.
Les immigrés financent l’AVS
Quelques rappels s’imposent :
• Les trois pays qui ont le plus d’étrangers sur leur territoire (Luxembourg : 47,3 % de la population ; Autriche : 29,9 % ; Suisse : 29,7 %) font partie des nations qui ont les revenus par habitant les plus élevés de la planète.
• L’immigration freine le vieillissement de la population.
• En Suisse, les étrangers paient plus de cotisations aux assurances sociales qu’ils ne perçoivent de prestations. En dix ans, la part de la masse salariale des Européens vivant en Suisse a grimpé de 22,5 à 27,1 %, alors que ceux-ci ne perçoivent que 16 % de la somme des rentes AVS.
• L’accueil des réfugiés constitue moins un problème Nord-Sud qu’un drame Sud-Sud. Alors que 40’000 demandes d’asile (dont beaucoup ne seront pas acceptées) devraient être déposées en Suisse cette année, la Jordanie, dont la population est légèrement supérieure (11 millions d’habitants) à la nôtre, héberge près de 700’000 réfugiés palestiniens sur son territoire !
• Les pays de l’UE absorbent 50 % des exportations suisses.
Ritals et plombiers polonais
L’immigration a été accusée de tous les péchés du monde. Qui ne se souvient pas de ces Ritals coupables de voler les emplois des Suisses ? Qui ne se rappelle pas de ces Maghrébins venus manger le pain des Français ? Et de ces plombiers polonais cassant les salaires des travailleurs d’Europe occidentale ? Cette stigmatisation est très ancienne. Journaliste au Monde et romancière (Les Mangeurs de nuit, L’Observatoire), Marie Charrel souligne que dans les années 1930, les Japonais venus travailler au Canada incarnaient déjà le bouc émissaire idéal, nombre de nationaux entonnant ce couplet : Ils prennent nos emplois. Ils font baisser les salaires. Ils refusent de s’intégrer.
L’UDC contre les mesures d’accompagnement
Dans le Jura, les étrangers établis et les frontaliers jouent un rôle central. Sans eux, plusieurs branches de l’économie (horlogerie, machines, hôtellerie-restauration) seraient en grande difficulté, de même que les hôpitaux. Aujourd’hui, ils ne représentent quasiment plus une « menace salariale » pour les Helvètes, grâce aux mesures d’accompagnement (contrats types de travail avec salaires minimaux, extension facilitée des conventions collectives, loi sur les travailleurs détachés) élaborées par les syndicats et relayés par le PS, les Verts et une partie des bourgeois. Entre 1996 et 2016, l’écart salarial entre un frontalier et un Suisse est passé de 7,2 à 4,5 %.L’UDC est la seule grande force politique qui s’est opposé à ces mesures, qu’il faut conserver. Mais l’accord sur la libre circulation – qui a permis de supprimer le statut de saisonnier – doit être réactivé, alors que l’initiative de l’UDC le ferait tomber dès le moment où la Suisse compterait 9,5 millions d’habitants. Il en va de même pour l’accord sur les obstacles au commerce (qui commence à devenir caducs pour certaines branches, comme bientôt les machines) lequel réduit les coûts des entreprises d’exportation de plusieurs centaines de millions par année. Faute de quoi l’économie suisse et jurassienne connaîtra la même dégringolade que le Royaume-Uni depuis le Brexit.
Sur les pas de Berlusconi
Le ministre Jacques Gerber joue un rôle important dans ce processus, ce qui doit réjouir les nombreux chefs d’entreprises de son parti, lesquels ont besoin de ces accords, de même que leurs employés. Dès lors, on a de la peine à comprendre l’entente électorale que le PLR a conclue avec l’UDC, laquelle se moque éperdument des relations avec l’UE. Plus globalement, cet accord s’inscrit dans un rapprochement toujours plus prononcé entre les partis bourgeois classiques et la droite nationale populiste. Rapprochement déjà à l’œuvre dans plusieurs cantons (Genève, Vaud, Fribourg, Berne), et dans beaucoup de pays européens, le processus ayant été initié en 1984 par Silvio Berlusconi. Parmi les grands partis de la droite européenne, il n’y a pratiquement que les chrétiens-démocrates allemands (CDU) qui excluent toute alliance avec le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland. Respect pour eux !
Deuxième partie
Dans une précédente tribune (voir le QJ du 22 juillet), nous avons montré que depuis des décennies, les immigrés jouent le rôle de bouc émissaire sur le plan socioéconomique. Dans une certaine mesure, c’est aussi vrai d’un point de vue politique, en ce sens que les étrangers ont toujours été relégués – et le sont encore largement aujourd’hui – à l’arrière-plan des institutions. Sans doute parce qu’ils seraient coupables de bouleverser les équilibres politiques classiques, ce qui est largement faux.
Femmes et immigrés discriminés
En 1907 déjà, le socialiste et syndicaliste Robert Grimm, qui fut l’un des leaders de la grève générale de 1918, qui deviendra conseiller d’Etat bernois et qui siégea au Conseil national de 1911 à 1955, faisait déjà cette observation : « Le droit de vote est incomplet encore de deux autres manières, et que l’usage en est faussé pour les ouvriers, par les plus criantes injustices. » (La grève politique générale). La première discrimination, c’est que les femmes sont alors privées des droits de vote et d’éligibilité, ce qui sera le cas jusqu’en 1971, la seconde, c’est qu’il en va de même pour les travailleurs étrangers, alors qu’à l’époque, ceux-ci forment 16,5 % de la population ouvrière des fabriques.
Neuchâtel et le Jura en tête
Depuis ce constat de Robert Grimm, la conquête des droits politiques des étrangers sera extrêmement lente. A l’exception de Neuchâtel, qui a accordé le droit de vote aux étrangers en 1849 (pour le supprimer et le réintroduire en 1875), il faudra attendre le dernier quart du XXe siècle pour que ce droit soit étendu à d’autres cantons, à commencer par le Jura en 1978. Depuis, six autres cantons octroient aussi des droits politiques aux immigrés, à des degrés divers : Vaud, Genève, Fribourg, Bâle-Ville, Appenzell Rhodes extérieures et les Grisons. Au printemps 2024, cette possibilité sera soumise sous forme d’une option aux électrices et aux électeurs valaisans, en même temps que le vote sur leur nouvelle Constitution. Sur le plan européen, la situation est très variable d’un pays à l’autre. On rappellera toutefois que les citoyens de l’Union européenne (UE) qui résident dans un autre Etat de l’UE dont ils n’ont pas la nationalité peuvent participer aux élections municipales dans les mêmes conditions que les nationaux. Un Portugais peut ainsi participer aux élections municipales et européennes dans un autre pays de l’UE, que ce soit la France, l’Allemagne ou l’Italie.
Etats : Le PS puis Le Centre
Selon un sondage d’avril dernier et portant sur toute la Suisse, les étrangers voteraient en priorité pour le PS et l’UDC, puis, dans l’ordre, pour les radicaux, les Verts et Le Centre. Sur la base de résultats concrets, il apparaît que la situation est différente dans le canton du Jura, où les étrangers ont notamment le droit de vote pour le Conseil des Etats. Une analyse comparative des deux Chambres montre qu’une majorité d’étrangers votent pour le PS et une minorité pour Le Centre.
Législatifs communaux : la gauche en pointe
Dans le Jura, les étrangers établis en Suisse depuis dix ans et depuis un an dans le canton ont aussi la possibilité d’être élus dans les législatifs communaux. Sur la base d’informations qui nous ont été aimablement fournis par les secrétariats des conseils de ville ou des conseils généraux de Delémont, Porrentruy, Haute-Sorne, Les Bois et Val Terbi, il ressort que jusqu’ici, 18 immigrés siègent ou ont siégé dans un législatif communal. Parmi ceux-ci, on compte 9 PS (dont un sympathisant), 2 CS-POP-Verts, 2 Le Centre et 2 PCSI. A cela s’ajoutent 3 conseillers élus sur une Liste libre aux Bois. En revanche, le PLR et l’UDC n’ont jamais eu un seul représentant étranger dans ces conseils. La prédominance de la gauche et des partis d’inspiration chrétienne n’est pas un hasard. D’abord parce qu’une part importante de l’immigration est issue d’une classe ouvrière combative et militante, fortement liée au mouvement syndical, constat confirmé par le fait que 11 des 18 élus étrangers l’ont été à Delémont. Ensuite parce que nombre d’immigrés viennent de pays à dominante catholique, dont le poids s’est toutefois amoindri dans la période récente, avec l’arrivée de migrants de Turquie et des Balkans. On ne compte malheureusement qu’une seule femme parmi ces 18 élus.S’agissant de la nationalité, on observe une prédominance italienne, française et espagnole. Sur 18 élus, on compte 7 Italiens, 4 Français, 3 Espagnols, 1 Kosovar, 1 Pakistanais, 1 Togolais et 1 Haïtien. Tout cela montre une remarquable ouverture du Jura au monde et aux autres cultures.
Delémont, le 3 août 2023 / pch